Voir la source de Raisonnement par l'absurde

Le '''raisonnement par l’absurde''' (du [[latin]] {{lang|la|''reductio ad absurdum''}}) ou '''apagogie''' (du [[grec ancien]] {{lang|grc-Latn|''apagôgê''}}) est une forme de [[raisonnement]] [[logique]], [[philosophie|philosophique]], [[science|scientifique]] consistant à démontrer la [[vérité]] d’une proposition en prouvant l’[[absurde|absurdité]] de la proposition contraire. Dans d'autres domaines que la logique mathématique (voir la section ci-dessous par exemple), cela peut aussi désigner le fait de montrer la fausseté d’une proposition en déduisant logiquement d’elle des conséquences [[absurde]]s.

== En philosophie ==
=== Apagogie positive ===

On parle d’apagogie positive ou de démonstration par l’absurde simple quand la conclusion affirme la vérité d’une proposition, non en l’établissant directement par une démonstration tirée de la nature même de la chose, mais indirectement, en faisant voir que la proposition contraire est absurde. On conclut de la fausseté de l’une à la vérité de l’autre.

Par exemple, [[Baruch Spinoza]] démontre par l’absurde que « la production d’une [[Baruch Spinoza#La substance, les attributs et les modes|substance]] est chose absolument impossible » ({{nobr|''[[Éthique (Spinoza)|Éthique]]'' {{I}}}}, {{nobr|proposition {{VI}}}}, corollaire). En effet, si une substance pouvait être produite, la connaissance de cette substance devrait dépendre de la connaissance de sa cause (sachant que la connaissance de l’effet suppose celle de la cause) et ainsi elle ne serait plus une substance, puisqu’une substance est précisément ce qui est en soi et est conçu par soi.

=== Limites de ce mode de raisonnement ===
Ce raisonnement n’est légitime que lorsqu’il n’y a que deux propositions contradictoires possibles, dont l’une est nécessairement fausse si l’autre est vraie, et réciproquement ; autrement il dégénère en [[sophisme]] s’appuyant sur un [[faux dilemme]]. Ou alors, il faut effectivement prouver la fausseté de toutes les autres thèses alternatives : soit A, B ou C considérées comme [[hypothèse]]s possibles, on prouve que B et C sont fausses, A est donc vraie (il s’agit classiquement de ce qu’on appelle aussi le raisonnement disjonctif ou {{lang|la|''[[Modus ponens|modus tollendo-ponens]]''}}).

D’un point de vue [[épistémologie|épistémologique]], cette preuve reste toujours inférieure à la [[Preuve directe|démonstration directe]], parce que, si elle contraint l’esprit, elle ne l’éclaire pas et ne donne pas la raison des choses, comme le fait la preuve directe ou ostensive. Il est donc préférable de ne l’employer que quand on ne peut faire autrement : si, par exemple, dans la discussion, on a affaire à un contradicteur qui se refuse à toute preuve directe ou qui nie les principes. C’est le cas pour la réfutation de certaines doctrines, comme le [[Scepticisme (philosophie)|scepticisme]].

=== Apagogie négative ===

En [[philosophie]], la méthode apagogique ou ''réduction à l’absurde'' a une place plus importante dans le domaine de la [[réfutation]] des idées adverses. L’apagogie consiste alors à faire ressortir que la proposition à réfuter conduit à des conséquences absurdes car impossibles ([[Autocontradiction|contradictoires avec elles-mêmes]] ou avec d’autres principes admis comme vrais). Moins risqué que l’apagogie positive, ce mode de raisonnement n’affirme pas nécessairement que le contraire est vrai. Ainsi, on réfutera par exemple la proposition ''tout ce qui est rare est cher'' en indiquant que si c’était vrai, alors il s’ensuivrait qu’un cheval bon marché, qui est chose rare, devrait en même temps être cher, ce qui est absurde, c’est-à-dire contradictoire dans les termes. La proposition « tout ce qui est rare est cher » est donc nécessairement fausse. Mais on n’affirme pas pour autant que l’opposé logique de cette proposition, à savoir « Il existe quelque chose qui est rare sans être cher », est vraie.

Moins rigoureusement, voire de façon [[Sophisme|sophistique]], on se contentera de faire ressortir des conséquences funestes ou désagréables d’une thèse ou d’une [[doctrine]] (voir l’{{lang|la|''[[argumentum ad consequentiam]]''}}).

Néanmoins, il reste aussi préférable d’un point de vue logique de réfuter par l’analyse directe de la fausseté des [[Principe (philosophie)|principes]]. Aussi un usage non critique de ce type de preuve peut-il être soupçonné d’appartenir plus à la [[Dialectique#La dialectique éristique|dialectique éristique]] et à la [[rhétorique]] qu’à la philosophie proprement dite.

== En logique et en mathématiques ==
La démonstration par l’absurde, utilisée en [[logique classique]] pour démontrer certains [[théorème]]s, entre dans la preuve apagogique.

Admettons que nous ayons à démontrer une {{nobr|proposition {{mvar|p}}}}. La démarche consiste à montrer que l’[[hypothèse]] {{nobr|''non {{mvar|p}}''}} (c’est-à-dire que {{mvar|p}} est fausse) mène à une [[contradiction]] logique. Ainsi {{mvar|p}} ne peut pas être fausse et doit être donc vraie.

La {{lang|la|''reductio ad absurdum''}} est donc représentée par :
:<math>\frac{S \cup \{ \neg p \} \vdash F}{S \vdash p}</math>
Dans ce qui précède, {{mvar|p}} est la proposition que nous souhaitons démontrer et {{mvar|S}} est un ensemble d’assertions qui sont données comme déjà acquises ; celles-ci pourraient être, par exemple, les axiomes de la théorie dans laquelle on travaille ou des hypothèses spécifiques. En considérant la négation de {{mvar|p}} en plus de {{mvar|S}}, si ceci mène à une contradiction logique {{mvar|F}}, alors on peut conclure que, des propositions de {{mvar|S}}, on déduit {{mvar|p}}.

En [[logique mathématique]], on distingue la ''[[Réfutation|règle de réfutation]]'':
* '''{{mvar|p}} → Faux, donc non({{mvar|p}})''', qui peut être prise comme [[Déduction naturelle#Déduction naturelle en logique propositionnelle|définition de la négation]],
de la ''règle de raisonnement par l’absurde'' :
* '''non({{mvar|p}}) → Faux, donc {{mvar|p}}''' qui est le raisonnement par l’absurde.

La logique classique et la [[logique intuitionniste]] admettent toutes deux la première règle, mais seule la logique classique admet la deuxième règle, qui suppose l’élimination des doubles négations. De même, on rejette en logique intuitionniste le [[principe du tiers exclu]]. Aucune preuve en logique intuitionniste ne peut donc faire appel au raisonnement par l'absurde. Autrement dit, toute proposition prouvable en logique intuitionniste peut être prouvée sans l'utiliser. Réciproquement, une proposition démontrable en logique classique mais non-démontrable en logique intuitionniste nécessite un raisonnement par l’absurde. 

Ordinairement, les mathématiciens raisonnent en suivant les règles de la logique classique et utilisent ainsi le  raisonnement par l’absurde pour prouver l’existence abstraite d’objets mathématiques. Pour une proposition affirmant l’existence d’un tel objet, le raisonnement par l’absurde consiste à supposer que cet objet n’existe pas et en déduire une contradiction. On conclut alors à l’existence du dit objet sans l’exhiber. Ce type de raisonnement est rejeté en logique intuitionniste car il ne donne en aucune façon une construction effective du dit objet. À l’inverse, si l’affirmation de l’existence conduit à une contradiction, on en conclut que l’objet n’existe pas (on réfute son existence) sans qu’il y ait raisonnement par l’absurde et donc ce type de raisonnement est accepté en logique intuitionniste<ref>{{Ouvrage|auteur1=Karim Nour|auteur2=René David|auteur3=Christoffe Raffalli|titre=Introduction à la logique|sous-titre=théorie de la démonstration|éditeur=|année=2004|pages totales=352|isbn=978-2-10-006796-1}}</ref>.

Le raisonnement par l’absurde est également utilisé pour justifier la validité en [[logique classique]] du raisonnement par [[Proposition contraposée|contraposition]], qui consiste à prouver l’implication {{math|''P'' → ''Q''}} en montrant que {{math|non(''Q'') → non(''P'')}}{{refsou}}.

=== Exemples et contre-exemples ===
* '''Démonstration de la proposition ’zéro n’a pas d’inverse’ :''' on suppose vraie la proposition ’zéro a un inverse’. On en déduit qu’il existe un réel {{mvar|a}} tel que : {{math|''a'' × 0 {{=}} 1}}. Or, {{math|''a'' × 0 {{=}} ''a'' × (0+0) {{=}} (''a'' × 0) + (''a'' × 0)}} ; on aboutit donc à l’égalité 1 = 2, qui est fausse ici. Donc, par la règle de la réfutation, on a prouvé que zéro n’a pas d’inverse. Ceci n'est pas une démonstration par l'absurde, puisqu'il s'agit ici de juste d'employer la définition de la négation. Cette démonstration est alors tout à fait valable en logique intuitionniste.
* '''Démonstration de l’[[Nombre irrationnel|irrationalité]] de {{racine|2}} : '''on suppose vrai que {{racine|2}} est rationnel. Il existe donc deux entiers ''a'' et ''b,'' que l’on peut supposer [[Nombres premiers entre eux|premiers entre eux]], tels que {{math|{{racine|2}} {{=}} {{sfrac|''a''|''b''}}}}. On a alors {{math|2''b''{{2}} {{=}} ''a''{{2}}}}. Si on prend les restes des deux membres dans la division par 2, on obtient {{math|(''a{{2}}'' mod 2) {{=}} 0|§=''a''{{2}} {{=}} 0 mod 2}}, donc {{mvar|a}} est pair égal à {{math|2''a{{'}}''}} ({{Math|§=''a'''}} étant un entier). On a alors {{math|''b''{{2}} {{=}} 2''a{{'}}''{{2}}|§=''b''{{2}} {{=}} 2''a{{'}}''{{2}}}}, ce qui, par un raisonnement comparable, conduit à {{mvar|b}} pair. Or le fait que {{mvar|a}} et {{mvar|b}} soient tous deux pairs conduit à une contradiction avec {{mvar|a}} et {{mvar|b}} premiers entre eux. L’affirmation {{racine|2}} est rationnel conduit alors à une contradiction, et donc sa négation est valide, {{racine|2}} est irrationnel. Dans cette démonstration, on a seulement utilisé le fait que, si une proposition {{mvar|P}} conduit à une contradiction, alors on a {{math|non(''P'')}}. Il n’y a donc aucun raisonnement par l’absurde, malgré les apparences. Le raisonnement tenu est donc valide aussi bien en logique classique qu’en logique intuitionniste.
*'''Démontrer qu’[[Théorème d'Euclide sur les nombres premiers|il y a une infinité de nombres premiers]] : '''on suppose qu’il n’y a qu’un nombre fini {{mvar|n}} de nombres premiers, et on les note, dans l’ordre, {{math|''p''{{ind|1}} {{=}} 2 < ''p''{{ind|2}} {{=}} 3 < ''p''{{ind|3}} {{=}} 5 < ... < ''p{{ind|n}}''}}. On considère alors {{math|''P'' {{=}} ''p''{{ind|1}}''p''{{ind|2}}''p''{{ind|3}} ... ''p''{{ind|''n''}} + 1|§=''P'' {{=}} ''p''{{ind|1}}''p''{{ind|2}}''p''{{ind|3}} ... ''p''{{ind|''n''}} + 1}}. Par construction, n’est divisible par aucun nombre premier de la liste. Or, <math>P > 1</math> et est un entier naturel, donc il possède un diviseur qui soit un nombre premier<ref>En effet, tout entier naturel plus grand que 1 possède un diviseur (au moins 1 ou lui même), et en prenant le plus petit de ces diviseurs (ce qui est possible car c'est une partie de l'ensemble des entiers naturels), celui-ci est forcément premier car tout diviseur de ce nombre est un diviseur de notre entier naturel de départ, qui doit donc être égal à ce nombre ou à un par définition du minimum.</ref>, et ce nombre premier n'est pas dans la liste, ce qui contredit le fait qu'on ait pu lister tous les nombres premiers. Donc l’hypothèse est fausse par définition de la négation; il y a donc une infinité de nombres premiers (dans la prop. 20 du [[livre IX des Éléments d'Euclide|livre IX des ''Éléments'' d'Euclide]], Euclide ne raisonne pas par l’absurde, mais se borne à montrer que ''les nombres premiers sont en plus grande quantité que toute quantité proposée de nombres premiers''). Cette démonstration n'est pas un raisonnement par l'absurde puisqu'on a juste besoin de faire appel à la règle de la réfutation.
* '''Démontrer le [[théorème des valeurs intermédiaires]] : '''même si un raisonnement par l’absurde ne semble pas apparaître dans la démonstration de ce théorème, il est cependant fait appel au [[principe du tiers exclu]] dont la validité repose sur le raisonnement par l’absurde. L’existence de la racine affirmée par le théorème est purement formelle et non effective. Ce théorème n’est pas accepté en [[analyse constructive]] sauf à rajouter des hypothèses plus fortes<ref>{{Ouvrage|langue=en|auteur1=Errett Bishop|auteur2=Douglas Bridge|titre=Constructive analysis|lieu=Berlin/Heidelberg/New York etc.|éditeur=[[Springer Science+Business Media|Springer-Verlag]]|année=1985|pages totales=477|passage=40|isbn=3-540-15066-8}}</ref>.
* '''Démontrer le [[Théorème fondamental de l'algèbre|théorème de d'Alembert]] :''' On suppose que <math>P \in \mathbb{C}[X]</math> n'a pas de racine et est non constante. On peut alors montrer que <math>\frac{1}{P}</math> est une fonction bornée et holomorphe. Par le [[Théorème de Liouville (variable complexe)|théorème de Liouville]], cette fonction est donc constante. Donc <math>P</math> est aussi constante, ce qui aboutit à une contradiction avec l'hypothèse de départ. Donc pour de tels polynômes non constants, par l'absurde on en déduit qu'ils doivent alors nécessairement avoir une racine.

== Bibliographie ==
J. L. Gardies, ''Le raisonnement par l’absurde'', Paris, PUF, 1991.

== Voir aussi ==

{{Autres projets|wiktionary = apagogie}}

* [[Analyse constructive]]
* [[Déduction naturelle]]
* [[Proposition contraposée]]

== Notes et références ==
{{références}}

{{Palette|Inférences}}
{{Portail|logique|mathématiques|philosophie}}

[[Catégorie:Principe logique]]
[[Catégorie:Intuitionnisme]]
[[Catégorie:Raisonnement mathématique|Absurde]]
[[Catégorie:Rhétorique]]
[[Catégorie:Méthode de démonstration]]
[[Catégorie:Absurde]]